Antonia Nessi
extraits de l'ouvrage: « Explosions lyriques », la peinture abstraite en Suisse 1950-1965 »

Charles Rollier : le signe en devenir

(…) à la recherche de la plus profonde sincérité
dans l’errance du trait… Ch. Rollier

Charles Rollier est décédé jeune, à cinquante-six ans. Dans sa brève existence, il garde une identité cosmopolite, inclassable, à part. D’origine vaudoise, il naît à Milan, et c’est dans la capitale lombarde qu’il suit sa première formation à l’Académie des beaux-arts de Brera.

Après la guerre, en pleine explosion de l’abstraction, il s’installe à Paris, où il a un petit atelier rue d’Alésia ; il y devient l’ami d’Alberto Giacometti et de Nicolas de Staël. Mais, même si c’est à Paris « qu’il faudrait être », il préfère retourner « en province », en Suisse, à Chêne-Bourg, où il se fixe définitivement dès 1952, concentré sur son travail, à l’écart des manifestations artistiques de l’époque.

En parcourant les carnets de l’artiste entre 1947 et 1955, on est marqué par une conception absolue, sans concessions, sans répit de son travail. Les mots enregistrent son rapport difficile à la peinture, souvent considérée dans son côté insidieux, comme si elle instaurait une lutte avec l’artiste. Voisi quelques notes prises en janvier et février 1955 : « Je tourne autour d’un 60 F. », « Bien malheureux dans le travail de peinture… », « Très tourmenté par la peinture » ; « Tr(availlé). Cherchant l’extase totale ! », « Tr(availlé). Horrible bataille », « Tr(availlé). Un peu plus calme, mais c’est terriblement délicat… ».

Ce qui compte pour Rollier, comme pour Giacometti devant ses têtes, est, plus que le but, le processus. Afin de comprendre l’art de Rollier, il est indispensable d’entrer dans les mécanismes de ce processus, de se mettre en situation, de le suivre.

 

La recherche spirituelle est le moteur de la création de Rollier. Malgré une éducation protestante solide et peut-être pour s’y opposer, Rollier se passionne pour les civilisations du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient. Dans sa bibliothèque à Chêne-Bourg, un tiers des  livres y est consacré. Certains textes, portant la date d’achat et soulignés, témoignent de son étude de la pensée bouddhiste zen.

Au centre de la recherche artistique et spirituelle de Rollier se trouve la femme, son corps évoqué par des formes ondoyantes, le cercle, l’arabesque, certainement inspirées par les sculptures et les peintures murales sensuelles des sites bouddhistes du Deccan en Inde. Non pas un corps comme source de péché, d’interdits, mais un corps magnifié dans une sexualité exubérante.

L’œuvre de Rollier est comparable à une méditation, à un cheminement intérieur qui trouve son expression finale dans la peinture à l’huile. La genèse de l’œuvre est possible grâce à une introspection absolue, attestée par les carnets de travail dans lesquels Rollier écrivait presque quotidiennement, par la lecture et par le contact permanent avec l’objet de son travail, le nu. « C’est en travaillant très serré devant l’objet qu’on découvre sa structure et son langage mythique ou sacré fait de signes synthétiques », écrit l’artiste en 1949. Le point de rencontre entre l’introspection et son expression se traduit par un signe fondamental : le cercle ouvert, symbole de matrice universelle.

Après une période figurative marquée par l’influence cézanienne, l’artiste expérimente la recherche de rythmes graphiques dès le milieu des années 1950. La production de 1955, caractérisée par une écriture sèche et griffante, a été comparée à « un nid sacré que protègent épines et broussailles ». p.152

(…) Avec « L’Emanation » de 1961, nous assistons à une nouvelle phase où le dessin broussailleux et sec cède la place à des formes arrondies et à un langage circulaire. Le cercle ouvert d’un rouge orangé sur un fond vert-gris a acquis une nouvelle douceur : ondoyant, il semble participer à une danse rotatoire, émaner d’une énergie sensuelle et harmonieuse. Nous pouvons lire L’Emanation comme le résultat d’une gestation, d’une évolution progressive dont les étapes sont documentées par les dessins préparatoires. p.155

(…) Toutes ces indications nous montrent que l’artiste est alors prêt à passer à la peinture. Rollier aimait dire que sa peinture était « non figurative » et non « abstraite » pour marquer son adhésion à une réalité progressivement sublimée. Le motif du cercle ouvert, répété dans les dessins et dans les peintures comme en une transe, distingue le dessin-dessein de l’artiste : transcender le corps féminin. Le rituel est accompli. p.156

Antonia Nessi
Doctorante ès lettres, historienne de l’art,
collaboratrice scientifique au Musée d’art du Valais.

Extraits tirés du premier livre de référence sur la peinture abstraite en Suisse dans les années 1950 et 1960 : « Explosions lyriques », la peinture abstraite en Suisse 1950-1965 ». Ouvrage publié sous la direction de Pascal Ruedin avec la collaboration d’Antonia Nessi.
Musée d’art – Sion - éd. Benteli - 2009

 
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